The girl of your dreams is sad and feeling all alone

… ou comment j’ai pris une gifle en entendant pour la première fois « Southpaw » de Morrissey.

Je pense que le groupe The Smiths, soit on adore, soit on abhorre. J’ai découvert ce groupe à la fin des années 1990, à l’époque où je dormais beaucoup trop mal et passais des heures dans une espèce de quasi-existence, devant les clips que M6 diffusait pendant la nuit. Le clip, c’était « How Soon Is Now? » et bien que j’aie eu le coup de foudre direct pour cette chanson, la compilation Hatful of Hollow que j’ai empruntée à la bibliothèque municipale à cette époque m’avait laissé de marbre. Je n’aimais que « How Soon Is Now? », incapable de m’acclimater au mariage étrange de la voix singulière de Morrissey et des compositions de Johnny Marr bizarrement simples et compliquées à la fois. Cependant, à l’instar du café et du bon whisky, j’ai fini par retenter l’expérience The Smiths quelques années plus tard, fort d’un palais (comprendre : d’une paire de tympans) plus éduqué. Et je peux désormais vous dire sans aucune hésitation que je suis dans le clan de ceux qui adorent (ça marche aussi pour le café et le bon whisky).

En fait, j’adore tellement les Smiths que je suis réticent depuis des siècles à écouter le travail solo de Morrissey. Les Smiths, c’est comme le duo de rap français Lunatic : deux profils radicalement différents qui, pour des raisons essentiellement géographiques, se sont retrouvés à travailler ensemble alors que tant de choses les séparent. Le groupe se pare de facto d’une saveur particulière et inimitable, puis finit par exploser en plein vol et chacun fait sa carrière de son côté. Sauf que voilà où le bât blesse : je trouve les travaux solo d’Ali sympathiques mais pas fabuleux, et je méprise sans détour la carrière solo de Booba. Donc, dans ma tête, il y avait ce spectre : « les carrières séparées de Marr et Morrissey sont sûrement bien inférieures à ce que faisaient les Smiths et tu vas être déçu comme un fan de Lunatic qui découvre ‘OKLM’. »

Quand mon choix d’album solo de Morrissey s’est porté par hasard sur le titre énigmatique Southpaw Grammar, je ne savais pas encore que je me trompais lourdement. Quand la dernière chanson, « Southpaw », s’est brutalement achevée, j’ai compris.

« Southpaw », telle que je la perçois, semble être l’exemple parfait pour Morrissey de me prouver que :

  • Non, ses albums solo ne sont pas une copie, pâle ou non, de ceux des Smiths
  • Non, ils ne sont pas non plus un culte de sa seule personnalité

Dans une structure similaire à celle des Smiths, « Southpaw » est écrite par Morrissey et composée par son collaborateur guitariste, Alain Whyte. Et la première surprise qu’on peut avoir à ce sujet est le ratio chant/instrumental : la totalité du chant est contenue entre les marqueurs 1:00 et 4:50, sachant que la chanson dure… Dix minutes. On comprend immédiatement que Morrissey ne s’impose pas en tyran et laisse une part non négligeable au travail de son compositeur et guitariste, ainsi que des autres instrumentistes, mais j’y reviendrai.

Les paroles, plutôt courtes quand on voit la durée de la chanson et le nombre de vers que le chanteur répète plusieurs fois, traitent, comme c’est la marque de fabrique de Steven, de la solitude. Mais pas forcément de la solitude inextricable si coutumière des chansons des Smiths. Il s’agit ici d’une solitude retrouvée. Et c’est là l’aspect le plus intéressant de ce texte. L’auteur semble revisiter ses thématiques d’antan, mais avec une maturité nouvelle. Du coup, il s’amuse à répondre à son moi passé. D’abord, de façon espiègle, il assimile son interlocuteur au gamin de « This Charming Man » :

Punctured bicycle on a hillside, desolate
Will nature make a man of me yet?

The Smiths – This Charming Man

You were a boy
You became a man
I don’t see the joy

Morrissey – Southpaw

On voit de plus que ce dernier vers se fait le prolongement des paroles d’un autre classique des Smiths.

I was looking for a job
And then I found a job
And heaven knows I’m miserable now

The Smiths – Heaven Knows I’m Miserable Now

Le champ lexical des textes des Smiths revient encore au second couplet, avec un « a sick boy should be treated » qui n’est pas sans rappeler une certaine « Still Ill »… Et puis, en idée finale, répétée mainte et maintes fois, Morrissey se permet un changement de perspective pour la recette des Smiths. Ce qui a touché à l’époque des Smiths, c’est que Morrissey nous disait (et ce n’était pas commun) que oui, nous sommes seuls, mais nous sommes nombreux à l’être. Il se faisait le prophète des gens qui se sentaient mal dans leur peau, lui qui vivait dans une agglomération frappée brutalement par un désoeuvrement générationnel. Mais ici, il va encore plus loin. D’un « oui mon garçon, tu es seul, mais moi aussi, et on est plein comme ça, ça ira », Morrissey se translate vers un constat encore plus terrible :

And now, there is something that you should know
The girl of your dreams is here all alone
The girl of your dreams is sad and feeling all alone

Morrissey – Southpaw

C’est sur ces paroles lugubres que se conclut le texte : tout le monde est tout seul, donc la personne dont tu rêves, avec qui tu crois sortir de ta solitude, tu ne l’as pas trouvée. Donc elle est seule, elle aussi. Et dans ta crainte d’affronter un monde hostile, en retournant dans les jupes de ta mère, tu abandonnes chaque jour un peu plus celle qui aurait pu sublimer ta vie. C’est comme ça que tu choisis de finir ta vie…

A la suite de ce théorème amer, l’auditeur est laissé libre à ses réflexions en entendant la merveilleuse atmosphère produite par Alain Whyte. La section rythmique repose sur une basse rampante, tenant des notes longues (répétées ou en rondes), une batterie essentiellement axée sur les toms, avec des coups de caisse claire venant toujours par deux, et une guitare acoustique grattée au plectre. Un des points cruciaux de cette progression de 5 minutes, est l’évolution des rythmiques : les toms continuent de rouler tout au long de cette sortie instrumentale, mais les coups de caisse claire vont se « décaler » dans la boucle, ne tapant pas sur les mêmes temps eu début et à la fin ; par ailleurs, la guitare acoustique va varier grandement le rythme avec lequel elle jouera la grille d’accords. Cette « transition » rythmique peut notamment faire penser à un changement de posture lors d’un combat de boxe. En effet, « southpaw » désigne la posture dite de « fausse patte » en boxe (une posture inversée typique des boxeurs gauchers, entre autres). Les toms joueraient donc le rôle des pieds, la caisse claire étant plutôt associée aux poings…

Par ailleurs, Whyte remplit totalement l’atmosphère musicale avec deux guitares électriques très chargées en effets : distorsion, écho, réverbération. Et la justesse de son jeu est impressionnante : il ne joue pas un « véritable » solo de guitare, mais réalise un vrai travail d’atmosphère. Des notes en boucle, des trémolos, des motifs qui reviennent et repartent, de façon très décousue. On n’a pas ici une envolée guitaristique pleine de charisme, non ! On est au contraire en présence d’un des plus timides des duos de guitare, qui s’arrêtera d’un coup, avec même le bruit d’un jack qu’on débranche.

Quelle grandiose manière de conclure un album.

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