Où je vais essayer de vous expliquer comment un changement dramatique de formation a engendré la chanson ultime du genre hard rock.
Bien que Deep Purple ne soit absolument plus à présenter, la richesse immense du catalogue de cette véritable institution du classic rock reste à mon sens méconnue. En marge des classiques connus et reconnus du groupe, ainsi que du riff de « Smoke On The Water » qui fut le premier appris par la plupart des guitaristes de la planète depuis 1972, la discographie du groupe regorge de pépites témoignant de deux choses : l’immense talent de tous les musiciens ayant oeuvré sous cette enseigne mythique, et les nombreuses mouvances de la direction musicale d’un groupe pourtant pris comme référence du hard rock « pur ». Mais qui sont ces musiciens, exactement ? Et quelles furent ces mouvances ?
Chaises musicales
La productivité incroyable du Deep Purple des premières années (10 albums et 2 pièces pour groupe et orchestre en 7 ans) a tendance à masquer le fait que la composition du groupe a beaucoup varié sur cette brève période. 9 membres se sont succédé au sein de 4 formations et ont tous apporté leurs influences et inspirations dans la tambouille, ce qui a produit des albums disparates, des palettes sonores variées et des morceaux brillants de bien des manières différentes.
Deep Purple mk I

Blackmore, Lord, Evans, Simper, Paice
Deep Purple naît à la fin des années 1960 de la rencontre de deux musiciens anglais, l’organiste Jon Lord et le guitariste Ritchie Blackmore. Bénéficiant tous deux de formations musicales classiques, d’éxpériences passées dans d’autres groupes, d’une passion pour le rock’n’roll, le blues mais aussi les musiques classiques et folklorique anglaise, leurs atomes crochus sont nombreux et ils se réunissent avec le batteur Ian Paice, le bassiste Nick Simper et le chanteur Rod Evans pour enregistrer à la base des reprises de blues à la manière de Vanilla Fudge.
Prenant le nom de la chanson préférée de la grand-mère de Blackmore, ils se font vite connaître avec une reprise psychédélique du « Help » des Beatles et ajoutent rapidement des compositions originales à leur répertoire encore riche en reprises. A partir du deuxième album (The Book Of Taliesyn), Lord asseoit peu à peu une domination de la démarche créative du groupe, y insufflant son ambition totalement assumée de marier musique classique et rock’n’roll. Cette direction musicale du groupe par Lord culmine avec le troisième album éponyme en 1969, puis un projet de Concerto pour groupe de rock et orchestre. Pour créer le concerto au Royal Albert Hall, Lord et Blackmore sont convaincus que le jeu et le chant trop doucereux de Simper et Evans vont poser problème. Ils décident donc de se séparer d’eux et de les remplacer par deux nouvelles têtes.
Deep Purple mk II(a) – la formation « classique »

Glover, Blackmore, Gillan, Lord, Paice
Lord, Blackmore et Paice recrutent Roger Glover à la basse et Ian Gillan au chant pour la représentation du concerto de Lord et resteront dans le groupe pour les 4 albums suivants et une autre oeuvre pour orchestre de Lord qui propulseront Deep Purple sur la scène internationale et les entérineront comme un des trois groupes intouchables du rock anglais des années 1970 avec Led Zeppelin et Black Sabbath.
L’entrée de Deep Purple dans cette trinité de la guitare électrique est le résultat d’un passage de relais à la tête du groupe. Après avoir suivi la direction artistique de l’organiste du groupe, le guitariste Ritchie Blackmore décrète que c’est maintenant son tour et oriente le groupe vers une identité bien plus agressive, s’appuyant notamment sur le jeu plus dynamique de Glover et le chant tranchant de Gillan, les deux nouveaux arrivants participant par ailleurs activement à la conception des chansons. Paice, quant à lui, suit le mouvement en musclant significativement son jeu et Lord parfait sa maîtrise des claviers pour être toujours plus à même de rivaliser avec la saturation de la guitare de Blackmore. L’équilibre de ces 5 excellents musiciens est atteint sur l’album Machine Head dont sont issues notamment « Smoke On The Water » et un remarquable morceau d’ouverture avec « Highway Star ».
Un autre album, moins inspiré, sort en 1973 et la fatigue de tournées interminables combinée à des tensions grandissantes entre Blackmore et Gillan fissurent cette formation qui n’aura finalement tenu que 3 ans avant de se séparer… une première fois. Gillan et Glover quittent le groupe pour démarrer, chacun, une carrière solo également à fort succès (le groupe Gillan est légendaire en son nom propre et le premier single solo de Glover sera la gigantesque « Love Is All ») et les trois membres fondateurs de Deep Purple se mettent immédiatement en recherche de remplaçants.
Deep Purple mk III

Lord, Hughes, Coverdale, Paice, Blackmore
Les recherches ne dureront pas longtemps car la troisième itération de Deep Purple enregistrera son premier album en 1973, l’année-même du départ de Gillan et Glover. Le groupe recrute d’abord le bassiste et chanteur Glenn Hughes, puis le chanteur David Coverdale, âgés d’à peine plus de 20 ans à cette époque. Pour la première fois depuis la formation, les recrues ne sont pas des musiciens dont la carrière était déjà professionnelle. Leur talent ne tardera toutefois pas à se démontrer, ainsi que leurs sensibilités musicales qui vont étendre à nouveau les influences du groupe.
Faire à nouveau ses preuves
L’éclatement de la formation classique de Deep Purple a fait office d’électrochoc dans le monde du rock britannique des années 1970. Le groupe s’était fait bien plus qu’un nom et était considéré comme un des – sinon le – plus grands en activité lorsqu’on apprit que Roger Glover et Ian Gillan n’en faisaient plus partie. Comment les membres restants peuvent maintenir la confiance du public, garder leur image du « groupe le plus bruyant du monde » mais continuer à se renouveler pour ne pas finir rapidement dans le réchauffé ?
C’est le casse-tête auquel vont se confronter Lord, Paice et Blackmore, main dans la main avec un Coverdale et un Hughes, initialement fans du groupe eux-mêmes et tout à fait conscients de la tâche à accomplir. Le résultat ne décevra pas. Enregistré en 1973 et publié en 1974, le premier album de Deep Purple mk III conserve l’énergie devenue marque de fabrique du groupe au fil des années et voit se combiner les talents déjà établis de Blackmore, Paice et Lord avec les voix parfaitement ambivalentes de Hughes et Coverdale. Les 8 chansons, dont 5 sont composées par l’ensemble du groupe, restent résolument hard rock, mais incluent aussi des aspects plus soul et funk hérités directement des influences des deux chanteurs.
En plus d’une qualité globale excellente, l’album décide d’attaquer de front les craintes d’un public qui attend au tournant la nouvelle formation : la chanson-titre est positionnée en piste 1 et va immédiatement surpasser la légendaire « Highway Star » comme meilleure ouverture d’un album de Deep Purple.
La plus épique de toutes les syllabes
« Burn » entame l’album du même nom sans laisser à l’auditeur le temps de s’installer confortablement dans son siège : la guitare de Ritchie Blackmore joue le riff principal du morceau, cantonné à deux simples accords, dès la première mesure et est très rapidement rejointe par une batterie frénétique, une basse obsessionnelle et un orgue reprenant le riff.
Le premier de trois couplets particulièrement emphatiques chantés par David Coverdale arrive rapidement par la suite, et il suffit d’une phrase à Coverdale pour affirmer sa position sur le poste tant prisé du lead singer de Deep Purple. Son « she makes you burn with a wave of her haaaaaand! » ne laissera pas grand monde indifférent. Pendant que Coverdale déclame la détresse des paroles à gorge déployée, Ian Paice utilise chaque phrase chantée comme une excuse pour réaliser un véritable solo de batterie s’arrêtant tout juste à la limite de la surcharge.
Contrastant avec la voix rauque et brûlante de Coverdale, celle, claire et incisive, de Glenn Hughes apparaît à la toute fin du couplet pour une simple fraction de phrase : « All I hear is… », catapultant la chanson dans un des refrains les plus simples de l’histoire du rock. Coverdale et Hughes, en harmonie, hurlent le mot « Burn » sur trois mesures, pendant lesquelles l’instrumental s’autorise enfin un troisième accord, ouvrant efficacement l’horizon musical du morceau et faisant probablement de ce refrain la plus épique de toutes les syllabes jamais chantées.
Un deuxième couplet confirme la puissance et la dangerosité de la femme diabolique venue raser des villes entières de ses bras enflammés, en suivant exactement la même structure musicale, refrain compris. La chanson bascule alors dans un pont, chanté cette fois-ci par la voix de Glenn Hughes, qui se conclut par un « Time » presque aussi sublime que le « Burn » du refrain, ajoutant des effets de modulation de phase au chant, comme Jon Lord l’avait parfois fait sur son son d’orgue.
Le pont permet à la chanson de s’articuler vers une première section instrumentale, focalisée sur les guitares de Ritchie Blackmore. Le guitariste commence par livrer un solo de maître digne des plus belles performances d’un Jimmy Page, rapide, précis mais aussi mélodieux et chargé d’émotion. Le solo fait ensuite mine de se conclure, pour en réalité se transformer en un duo de guitares (mixées dans les canaux gauche et droit en stéréo) réalisant des motifs harmoniques simples qui ne sont pas sans rappeler la musique baroque, influence majeure de Blackmore et Lord. La toute fin de cette section instrumentale consiste en une accélération de ces motifs harmoniques, soutenue par des rafales de caisse claire de Paice.
Retour au pont de Glenn Hughes, réalisé à l’identique pour pouvoir donner leur tour aux claviers de Jon Lord. Suivant un schéma similaire à la section de guitares de Blackmore, Lord entame sa démonstration par un solo d’orgue électrique Hammond comme il en a le secret : le vrombissement de l’orgue virevolte avec une rapidité déconcertante dans une mélodie changeant sans cesse de cadence, avant de sombrer vers le bruit blanc typiquement en faisant physiquement basculer l’orgue tout entier. C’est alors que Lord s’essaye à son tour à l’interpolation de motifs baroques en superposant 2 pistes d’orgue Hammond, une de piano et une de synthétiseur analogique Minimoog. La combinaison de tous ces instruments crée une atmosphère totalement enveloppante nous faisant oublier pendant 30 secondes que l’on se trouve au beau milieu d’une chanson de hard rock.
Retour à David Coverdale pour un troisième couplet, puis un troisième refrain, toujours aussi efficace qu’à la première occurence et une coda instrumentale simple et efficace boucle la chanson aux alentours de la barre des 6 minutes.
Traînée de poudre
« Burn » démarre fort et ne se relâche absolument jamais. On pourrait couper sa durée en 12 sections de 30 secondes et chacune de ces 12 sections serait excellente. Elle est, pour moi, l’ultime chanson de hard rock et le plus bel exploit d’un groupe qui en comptait déjà plusieurs. Seulement, elle souffrira rapidement d’une triste réalité : elle n’a pas été réalisée par la formation classique de Deep Purple.
Deep Purple mk III ne réalisera que deux albums avant que Ritchie Blackmore, insatisfait de la direction musicale du groupe, décide de voler vers d’autres cieux (fonder un autre groupe de renom mondial, Rainbow). Deep Purple mk IV ayant donc la même formation à l’exception du guitariste, le groupe jouera encore « Burn » en concert, mais malheureusement, le groupe vivra en 1976 une séparation qui semblait définitive. « Burn » n’aura été jouée sur scène par Deep Purple qu’à peine plus de 2 ans.
L’histoire du groupe est loin d’être finie à ce stade, mais celui-ci s’étant reformé sous sa forme classique dans les années 1980 (Deep Purple mk II(b)) et Ian Gillan, toujours au micro du groupe en 2019, refusant catégoriquement de jouer quoi que ce soit de la période mk III/IV, « Burn » n’a plus été jouée par ce groupe depuis plus de 40 ans et ne le sera sûrement plus jamais.
Cependant, cette chanson a laissé une trace dans le monde du rock, à commencer par les autres projets des membres de la troisième formation.
- Whitesnake, le groupe créé par Coverdale et Lord après l’explosion de 1976, a enregistré en 2015 et joué en concert à plusieurs reprises une nouvelle version de « Burn ».
- Glenn Hughes a lui aussi réenregistré la chanson pour son album de 1994, From Now On… et joue toujours la chanson en concert (j’ai eu la chance de le voir faire la semaine dernière).
- Rainbow a joué Burn en concert plusieurs fois, mais en supprimant la section de claviers.
- Jon Lord nous a malheureusement quittés en 2012 des suites d’un cancer du pancréas. Un gigantesque concert collaboratif avec orchestre a été organisé au Royal Albert Hall, au cours duquel la chanson a été jouée. En plus de l’orchestre, le groupe comprenait entre autres Ian Paice à la batterie, Don Airey (successeur de Lord chez Deep Purple) à l’orgue, Bruce Dickinson (chanteur d’Iron Maiden) au chant et Rick Wakeman (illustre claviériste de Yes) au Minimoog.
Toutes ces versions, ainsi que les nombreuses reprises faites au fil des décennies par des groupes de rock ou de metal, ont le mérite immense de perpétuer la présence de « Burn » dans des oreilles autour du globe, mais aucune n’aura su égaler l’originale.
A part peut-être celle du Royal Albert Hall.