Arrivée tardive de batterie

Dans l’art complexe qu’est la musique, il y a toute une foule de ce que j’appellerais volontiers « outils de composition » (bien que je ne sois absolument pas compositeur moi-même), c’est-à-dire de dispositifs qu’il n’est pas rare de rencontrer et qui servent à « colorer », « valoriser », « pondérer » la progression du morceau.

Parmi ces outils, il y en a des tas auxquels je ne fais pas particulièrement attention, certains qui me laissent bien souvent un goût amer en bouche et d’autres qui, au contraire, m’offriront des frissons garantis s’ils sont bien employés. (Attention, j’insiste sur le fait que je parle subjectivement de ce qui me touche ou pas).

C’est le cas, indéniablement, des entrées tardives de batterie.

Petites précisions préliminaires avant de me jeter dans les différents exemples dont je voudrais parler ici :

  • Je parle bel et bien de batterie, ce qui limite drastiquement le nombre de genres musicaux concernés (pop, rock, metal, blues, soul, funk, éventuellement jazz, etc.) même s’il existe bien sûr des motifs similaires avec d’autres percussions, qu’il s’agisse d’un orchestre symphonique, d’un ensemble de musique traditionnelle, d’un programmeur d’électro ou d’une MPC
  • Quand je parle de l’entrée de la batterie, il ne s’agit pas forcément d’une batterie qui déboule d’un seul coup et se met à jouer le rythme standard du morceau en moins d’une mesure. une entrée peut s’étendre sur plusieurs mesures et c’est le moment où le rythme standard est enfin installé que j’appelle l’entrée de batterie (voyez l’exemple de l’entrée progressive {grosse caisse + charleston > grosse caisse + caisse claire > finalement rythme complet} sur « The Kids Aren’t Alright » de The Offspring. Cette entrée est longue car progressive, bien que pas du tout tardive)
  • Il est clair que le sens de « tardif » est arbitraire et j’irai même jusqu’à dire qu’il varie selon les styles de musique concernés : dans un genre peu progressif à morceaux généralement courts comme le punk rock de Green Day, une entrée de batterie au bout de 17 secondes aura à peu près le même impact sur moi que si elle attend deux minutes sur un morceau très lent de rock progressif de Porcupine Tree : ces deux entrées sont légèrement tardives, dans le sens où elles auraient pu se faire quelques mesures plus tôt sans changer totalement l’allure du morceau (mais je les préfère où elles sont).

And without further ado, je vais vous parler de quelques « catégories » d’entrées tardives et de l’effet qu’elles ont sur mon écoute et la perception des morceaux qui les comportent.

1. Arriver comme une fleur

L’arrivée comme une fleur, c’est l’entrée de batterie tardive la moins choquante, puisqu’elle ne fait que s’ajouter sur un tissu déjà établi, sans apporter d’autre changement qu’elle-même. Il s’agit du genre de morceau au sein duquel, pendant une durée non-négligeable, le gros de l’attention est porté sur des aspects mélodiques, puis une fois l’auditeur « informé » de ceux-ci, la rythmique arrive pour dynamiser le tout. Il arrive souvent que la basse s’insère en même temps, ou peu de temps avant. De ce genre de morceaux se dégage un voyage à deux vitesses. Avant l’arrivée de la batterie, la musique nous laisse admirer le paysage comme en roulant à vélo sur un plat ou une pente douce ; une fois la batterie lancée, ce n’est plus nous qui décidons où regarder mais on peut sentir le vent sur notre visage, comme si la pente s’était accentuée.

  • « Big Calm » de Morcheeba réalise une de ces entrées, de façon progressive, puisque les percus vont d’abord se manifester avec des bongos, puis les premiers sons de batterie à l’aide de coups très doux sur les toms et de rimshots sur la caisse claire, mais l’entrée véritable a lieu un peu plus tard au premier coup de cymbale, accompagné de la grosse caisse, de vrais coups de caisse claire et de l’entrée du charleston.
  • « Sleeping With Ghosts » de Placebo y a recours d’un manière bien différente puisqu’il se passe tout un couplet puis un refrain avant que la batterie fasse son entrée pour démarrer le couplet suivant, accentuant à fond cet aspect « à deux vitesses. ». Notons également que la basse fait son entrée peu de temps avant, accompagnée du charleston seul, au cours du refrain
  • « Brothers in Arms » de Dire Straits va encore plus repousser l’arrivée comme une fleur, puisqu’elle survient, après plus de deux minutes, une intro, un couplet, un refrain, deux riffs de guitare et bien longtemps après la basse. on arrive à un stade où la batterie s’insère parce qu’on n’attendait plus qu’elle pour décoller.
  • Pour aller dans le vraiment tardif, Led Zeppelin s’en charge avec son incontournable « Stairway to Heaven », dont la batterie se réveille après plusieurs couplets et autant de ‘Ooooh it makes me wonder’.

2. Bousculer un peu

La batterie peut réaliser une entrée qui bouscule légèrement l’harmonie et l’atmosphère précédemment installées. C’est-à-dire qu’elle va être accompagnée d’autres changements dans la composition (changement de grille d’accords, insertion de plusieurs autres instruments que la basse, etc.), sans pour autant bouleverser complètement l’allure du morceau. J’aurais tendance également à dire qu’il s’agit d’un changement qui ne va pas s’accompagner d’un changement de tonalité, qui est globalement le changement harmonique que je trouve le plus brutal de tous. Le changement occasionné par ce type d’entrée ne va typiquement pas rendre impossible un retour direct à l’ambiance précédente (avec la batterie en plus, évidemment). Le cas classique est une entrée de la batterie avec le premier refrain, par exemple.

  • « Falling Away With You » de Muse réalise à merveille ce petit basculement au moment du premier refrain. C’est d’autant plus saisissant que le chant s’énerve progressivement auparavant et que les paroles passent d’une mélancolie paresseuse à une dégringolade traumatisante.
  • « Again » d’Archive réalise l’exercice à merveille, avec une entrée de batterie survenant au bout de 5 minutes, après deux couplets, deux refrains, un solo d’harmonica, l’entrée de la basse et un changement d’atmosphère très net, sans pour autant s’écarter une seconde des deux accords qui règnent en maîtres sur la quasi-totalité du morceau. Le troisième couplet se dépose après un nouveau solo d’harmonica sans aucune difficulté.
  • « School » de Supertramp est un autre exemple remarquable. J’aurais bien du mal à parler de couplets et refrains pour ce morceau, mais il est incontestable que le deuxième « couplet » survient après un changement significatif d’accompagnement comparé au premier. Merci l’entrée tardive.
  • Le meilleur exemple de cette catégorie est sans conteste « Shine On You Crazy Diamond » de Pink Floyd, dont l’entrée de batterie, accompagnée de la basse, vient au même moment que le premier accord perturbant la gamme de Sol mineur absolument omniprésente dans les 4 minutes de musique qui la précèdent. Cela n’empêche pas un retour rapide de ce Sol mineur quelques mesures plus tard, sans aucune sensation de régression brutale.

3. Point de non-retour

Sur certains morceaux, que je trouve presque automatiquement exceptionnels, la batterie arrive tellement tard qu’une chanson entière s’est déjà produite et qu’elle ne vient que pour apporter une conclusion bouleversante. Elle s’accompagne de beaucoup de changements, qu’il s’agisse de l’orchestration totale, d’un changement général de grille d’accord voire de tonalité. Quand la batterie est arrivée, un processus s’est enclenché et quelle que soit la durée de morceau qu’il reste, on ne reviendra plus à l’ambiance de départ (à moins qu’il y ait encore d’autres bouleversements successifs pour y revenir). Cet exercice n’est pas facile à réaliser sans qu’il ait l’air d’un pur artifice pour coller deux chansons différentes dans la même piste, mais il reste plusieurs exemples notoires de morceaux vraiment superbes s’y attelant.

  • « Since We’ve Been Wrong » de The Mars Volta a recours à cette méthode de conclusion percutante, en chamboulant un morceau précédemment très calme. On remarque que même si un retour aux couplets n’est plus possible, la chanson revient par deux fois au refrain.
  • « There There. (The boney king of nowhere.) » de Radiohead a recours a un véritable « sursaut final » de batterie. Le morceau est lourdement porté par les percussions, puisque 3 des 5 membres du groupe en jouent pendant deux bons tiers de la durée, mais sans véritable ligne rythmique de batterie. On assiste plutôt à une forme de « pulsation » utilisant surtout les toms, qui se voit reléguer au stade de simple échauffement au moment où la batterie de Selway entre réellement en action, après ce qui semble avoir été des semaines de tension grandissante.
  • « Parachute » de The Pretty Things comporte une entrée tardive qui pourrait n’appartenir qu’à la catégorie précédente, à ceci près qu’à partir d’elle, les choses ne feront que s’éloigner progressivement de ce qui la précède : la conclusion, non pas juste du morceau, mais de l’album qu’elle clot.
  • Le cas le plus extrême que je connaisse réside dans « Amsterdam » de Coldplay. Ecoutez, vous comprendrez.

0. L’absence

Je me sens tout de même obligé de rendre hommage à certains morceaux qui, bien qu’étant issus de styles musicaux dont la batterie est un instrument phare, réussissent à être complets (et durer plus de 40 secondes) sans jamais y avoir recours (ou même à quoi que ce soit de percussif régulièrement rythmé). Une liste non exhaustive sans commentaire, à vous de jouer.

Voilà donc un panel que j’ai tenté de classifier de façon plus ou moins pertinente, et qui bien sûr ne couvre pas tous les exemples disponibles dans l’histoire de la musique avec batterie. Tout exemple supplémentaire, ou proposition d’autres catégories, ou que sais-je encore, est bienvenu dans les commentaires !