Roger Waters – Is This The Life We Really Want?

Roger Waters est un auteur-compositeur-interprète dont la carrière, qui dure depuis plus de 50 ans, a démarré au sein du groupe Pink Floyd, dont il fut le bassiste jusqu’à 1983 et le principal parolier pendant les plus grandes années du groupe, notamment sur les albums The Dark Side Of The Moon et The Wall.

Après avoir quitté les rangs du flamant rose, il a sorti trois albums solo au siècle dernier, puis rien pendant 25 ans à part Ca Ira, un opéra sur la Révolution Française. 2017 marqua donc son grand retour avec un nouvel album solo, produit par l’acolyte historique de Radiohead, Nigel Godrich.

Un peu de contexte – Together we stand, divided we fall

Voilà maintenant plus de la moitié de ma vie que je suis tombé dans la marmite Pink Floyd, dont mon exploration appronfondie n’est toujours pas finie, mais tout de même bien avancée. Après avoir été aussi profondément chamboulé par l’harmonie magistrale servie par ces quatre musiciens de talent, il m’a fallu pas mal d’assouplissement mental pour explorer la discographie solo de chacun des membres. Bien que les albums des membres les plus proches de ma sensibilité musicale (David Gilmour et Richard Wright) aient, sans jamais égaler les sommets de Pink Floyd, assez rapidement révélé leurs gemmes à mes oreilles, je ne cacherai pas que les trois albums solo de Roger Waters qui ont suivi son départ du groupe ont eu un peu de mal à trouver leur chemin vers mon coeur esthétique.

Roger Waters conçoit ses chansons bien plus comme un chef d’orchestre que comme un bassiste accompagné. Au sein de Pink Floyd, un groupe où il n’était pas rare que Waters ne soit pas le chanteur de ses propres paroles, ça ne me choque pas du tout car j’y vois un groupe qui choisit parmi ses outils internes lequel sera le plus adapté à chaque chanson. Mais sur ces trois albums solo, notamment Amused To Death, ça a fini par me gêner : bien sûr, Waters écrit et compose tout, mais entre les chansons où il chante à peine, laissant la place à un lead féminin, ou celles où il ne joue pas non plus la basse ou la guitare rythmique, je me demande où se situe le projet de Waters, entre album solo et opéra rock à la Starmania. Je n’ai aucun problème avec ces deux formules, mais cet entre-deux me dérange un peu, d’un point de vue artistique. C’est principalement pour cette raison que j’accroche peu à The Pros And Cons Of Hitchhiking, l’horrible Radio K.A.O.S et Amused To Death. Mais ce n’est pas la seule.

Roger Waters conçoit ses albums comme des films audio. Depuis le succès planétaire de The Wall qu’on ne présente plus, Roger Waters use et (selon moi) abuse des bruitages contextuels et saynettes audio de transition (explosions de bombes, battements de coeur, extraits d’interviews ou séries télé, 4 grands classiques chez lui). Bien sûr, c’est dur de lui reprocher cet usage, vu comment The Dark Side Of The Moon s’est illustré dans cette discipline… Mais chez Roger, ça atteint un tel point que j’en deviens agacé par autant d’interruptions dans le flot musical. J’ai souvent l’impression d’avoir à patienter entre deux chansons. Je ne pense pas que Roger Waters cessera un jour d’avoir recours à ces techniques, pas plus qu’à ses paroles politiquement engagées, mais j’avais envie de le voir adopter un nouveau dosage de tout ça, notamment grâce aux bons conseils de Nigel Godrich…

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Wish you were here in Guantanamo Bay

Cette phrase issue de l’album Is This The Life We Really Want? (sur la chanson « Picture This ») évoque bien évidemment un succès plus ancien de Pink Floyd, dont il avait écrit le texte. Mais je trouve que cette formule encapsule parfaitement la direction artistique prise par Waters sur ce nouvel album, et pourquoi je l’ai autant apprécié.

Dès la sortie du premier single issu de l’album, « Smell The Roses », une chose a frappé tous les auditeurs : musicalement, l’album comporte une belle dose de retour aux sources, c’est-à-dire aux sonorités de l’âge d’or de Pink Floyd, de 1973 à 1979. Cette chanson à elle seule évoquera aux fans « Have A Cigar », « Wish You Were Here » et même le jam central de « Echoes ». « Picture This », quant à elle, rappelle sans aucun effort « One Of These Days » et « Welcome To The Machine » et « Oceans Apart » est comme le successeur de « Pigs On The Wing » et « Mother ». Roger puise donc dans son passé l’inspiration pour créer des mélodies plus efficaces que celles de ses trois albums précédents et personne ne lui reprochera ça.

Notamment parce qu’il ne s’en contente pas. Cet album comporte beaucoup de morceaux manifestement composés au piano plutôt qu’à la guitare, le clavier d’ivoire et d’ébène y prenant une place centrale (« The Last Refugee », « The Most Beautiful Girl » et le trio final), ce qui donne une tout autre résonnance aux paroles contemplatives et mélancoliques de Waters.

Puisqu’on parle des paroles, il y aura peu de surprise parmi les auditeurs connaisseurs du bonhomme. Toujours autant de messages militant contre la guerre, contre l’oppression sous toutes ses formes, contre certains politiques influents et dangereux (« certains » ici veut dire « Donald Trump »). Plus étonamment, Waters renoue avec l’une de ses plus anciennes pratiques de parolier, à savoir l’adaptation en anglais de poésie orientale – ce qu’il avait fait en 1968 sur « Set The Controls For The Heart Of The Sun » et qu’il réitère sur « Wait For Her ».

Avec donc des paroles solides comme il en a la pratique depuis plusieurs décennies et une composition plus détendue, qui essaie un peu moins de réinventer la roue, le bagage créatif de l’album a un potentiel très correct. Le point le plus intéressant sera ensuite la collaboration avec Nigel Godrich sur l’arrangement et la production.

La première grosse influence de Godrich sur la réalisation de l’album a été déclarée par Waters lui-même en interview : Nigel s’est fortement opposé à l’approche « film audio » si chère à Waters depuis 1979. Il a au contraire encouragé Waters à se concentrer sur les chansons elles-mêmes, pour qu’elles soient auto-suffisantes autant que possible. L’incorporation de bruitages reste bien là, mais plus de manière décorative et enrichissante que comme mortier censé lier absolument toutes les chansons entre elles. Il restera une ou deux transitions discutables, dont la pire est pour moi la fin de la chanson-titre, totalement massacrée par le besoin apparemment irrépressible de souligner autant que possible le sentiment d’urgence exploré par la suivante « Bird In A Gale ». Dommage. Par ailleurs, certaines transitions restent élégantes (peut-être parce que Waters s’est concentré sur les transitions entre morceaux musicalement proches, pour changer). Les trois derniers morceaux du disque glissent en parfaite harmonie, ce qui obtient un beau pouce levé de ma part.

La seconde grosse modification apportée par Godrich, et qui en a dérangé plus d’un, c’est sur le mixage lui-même. Godrich est clairement de l’école des producteurs qui veulent qu’on entende les instruments fort, et les voix aussi (donc pratiquement tout), ce qui peut sembler un peu saturé ou compressé pour certains amateurs de grandes dynamiques (telles que celles mises en place par Waters sur The Final Cut). J’ai la chance de pouvoir apprécier les deux approches et celle de Godrich m’est assez familière. Elle devient palpable sur les morceaux comportant du piano et de la batterie. Le piano aura beaucoup de réverbération tandis que la batterie sera très sèche et précise. C’est une technique qu’il a mise en oeuvre sur plusieurs sorties récentes (avec succès sur AMOK du groupe Atoms For Peace et sur A Moon-Shaped Pool de Radiohead, complètement raté sur The King Of Limbs du même groupe) et qui a, à mon avis, sa puissance quand elle est bien exécutée. Et je trouve que c’est le cas sur cet album : elle met très bien en valeur l’utilisation que Waters fait du piano. C’est un instrument avec lequel il a toujours eu un rapport timide, mais qui me semble du coup enfin un peu plus assumé.

Alors j’en arrive à cette phrase que j’ai citée plus haut. Je salue vigoureusement l’effort de Waters d’être revenu à une recette plus mélodieuse, quitte à puiser dans des succès passés dont il n’est pas le seul dépositaire. Cet album n’est pas un film audio mais un album, qui s’écoute, tout simplement, comme le plus mélodieux des albums de Pink Floyd, Wish You Were Here. Ca ne l’empêche pas d’asséner des paroles engagées sur les causes qui lui sont chère et le seront manifestement pour toujours, dont l’exemple actuel le plus parlant est le camp de prisonniers de Guantanamo.

Cette phrase, qui confronte deux époques bien distinctes de la carrière de son auteur, symbolise parfaitement la sagesse dont il a fait preuve en confectionnant ce superbe album.

8/10

Lâcher prise

Avertissement : cet article ne mentionne aucune chanson issue d’un film d’animation à thème hivernal.

Je pense que nous sommes tous assez familiers du paradoxe suivant : les chansons les plus agréables sont souvent des chansons tristes. J’ai l’impression que pour la plupart des gens, la musique a moins de mal à transmettre une profonde émotion lorsqu’elle est mélancolique que lorsqu’elle est enjouée. Un morceau joyeux pourra bien sûr nous mettre de bonne humeur, voire faire bouger pieds, têtes, épaules et bassins en rythme, mais seules les chansons les plus tristes semblent capables d’accéder au fin fond de nos coeurs, s’y nicher et déclencher cette sorte d’essorage de l’âme qui parvient même parfois à nous arracher des larmes.

Mais pourquoi est-ce qu’on écoute ça ? Pourquoi est-ce qu’on s’inflige ça ? Personne n’a envie d’être triste, a priori.

Les théoriciens de la dramaturgie nous parleront de catharsis, ce phénomène déjà connu des Grecs antiques qui consiste à « nettoyer » l’esprit du spectateur avec ses propres larmes : devant la tragédie que subissent les personnages mythiques, notre propre vie et ses difficultés sont remises en perspective et on se sent mieux.

La chanteuse australienne Rachel Claudio a dit, lors d’une intervention TED (la suite est paraphrasée), que la musique invoque les blessures du passé et nous fait revivre la douleur sans la souffrance. Ainsi, le souvenir de la douleur nous rappelle ce que l’on a traversé, sans nous y replonger. Dès lors, une sérénité nouvelle émerge, comme une sorte de fierté d’être où l’on est malgré ce que l’on a enduré.

Moi ? Eh bien je suis d’accord avec ces deux analyses. Je pense que lorsqu’on fait résonner les malheurs passés :

  • bien sûr, on se souvient du malheur
  • mais surtout, on se rend compte qu’il est bel et bien passé

Ce qui m’amène à l’un des thèmes que j’aime le plus dans les paroles de chansons : le lâcher prise.

Je pense que les chansons qui parlent de lâcher prise réalisent merveilleusement bien l’exercice d’être mélancoliques tout en laissant le passé au passé. Je pense que l’on a tous vécu au moins une fois une situation où l’on s’est rendu compte qu’on se faisait plus de mal que de bien en restant accroché à quelque chose qui ne nous convient plus. L’attachement est un sentiment extrêmement puissant et trancher une racine est un acte extrêmement pénible. Cependant, une fois qu’on l’a fait et qu’on a pleuré des larmes bien amères, teintées de colère contre nous-mêmes pour n’avoir pas su trouver le moyen de continuer comme avant, on est libéré. On se sent bien mieux. Crever l’abcès nous permet, enfin, d’avancer à nouveau.

Puisque, pour moi, le travail premier de la musique est de véhiculer des émotions, je trouve que ce sentiment nuancé du lâcher prise, de la résignation, est ce qu’on pourrait qualifier de « bonne tristesse », comme on parle de bonne fatigue après une journée bien remplie de travail valorisant. Oui, cette chanson et son sujet sont tristes, mais c’est une tristesse « pour mon bien ». Après tout, la dernière étape du deuil est l’acceptation, et c’est justement par « après tout » que le lâcher prise peut se résumer.

Après cette superbe dissertation qui ne m’aurait sûrement pas valu plus de 5/20 en philo au lycée, il est grand temps d’illustrer tout ça avec de beaux exemples, en espérant pouvoir mettre en évidence que le lâcher prise en musique est une forme de tristesse singulière, infusée de sérénité. Une tristesse qui respire.


Laisser partir l’être aimé

Puisque la plupart des chansons sont des chansons d’amour, il est évident que le lâcher prise ne déroge pas à la règle. Il est clair que les chansons de rupture existent à foison, mais seulement une partie d’entre elles font l’exercice de constater et d’accepter, que c’est bel et bien fini.

On peut se résoudre à laisser l’autre partir vers d’autres horizons ou, malheureusement, faire le deuil d’une amoureuse décédée.

Mais peut-être que l’autre est juste déjà au travail et qu’on se retrouve tout seul dans un foyer vide ?


Tout un album pour s’exorciser

Emilie Simon a écrit un album entier en hommage à l’homme de sa vie, emporté très jeune par une maladie fulgurante. Franky Knight n’en est pas pour autant un déluge de larmes de bout en bout. Loin s’en faut, à vrai dire. Entre les appels de détresse d’une femme dont le monde a perdu la lumière se succèdent des célébrations d’une idylle parfaite et la motivation d’une battante qui remet le pied à l’étrier et ne voudrait pour rien au monde changer la moindre virgule de ce qu’elle a vécu jusqu’ici. La sérénité se manifeste jusque dans les titres des chansons, dont la dernière, l’obsessionnelle « jetaimejetaimejetaime ».

Mark Oliver Everett, le maître-penseur du groupe Eels et l’auteur de morceaux qui résonnent tellement en moi que mon patronus est probablement un barbu américain, a perdu son père (le chercheur qui a théorisé les univers multiples) assez jeune. Sa  grande soeur, suicidaire depuis l’adolescence, a mis fin à ses jours à peu près à l’époque ou sa mère a succombé au cancer, quelque temps après la sortie du premier album d’Eels. Sa réaction fut, étonnamment, de démarrer un nouvel album. Electro-Shock Blues documente le deuil avec une impudeur troublante, traitant autant de la stupeur et de l’horreur que de l’hilarité du déni et le sursaut d’une fureur de vivre intarissable.


Faire le deuil d’un ami et partenaire musical

La musique a beau être éternelle, les musiciens ne le sont pas. Mais il y a une sorte de macabre félicité dans l’aptitude que vont avoir leurs partenaires à retranscrire l’émotion que leur perte suscite en eux. La tristesse est un passage obligé, mais la fin du deuil, l’acceptation, n’est pas couchée aussi fréquemment sur des portées. Et quand ça arrive, ça se passe toujours étonnamment sur de la musique douce, des accords majeurs. « Tu n’es plus avec moi mais j’aime croire que tu as trouvé la paix. » Ce sentiment magnifique traverse les frontières des genres, d’un collectif de rap français à l’ancien guitariste d’un groupe de rock légendaire.

Ou encore, imaginez un groupe qui termine la dernière maquette de son batteur qui fit ses adieux à une vie de douleur permanente.


Tourner la page sur des décennies de carrière

Certains groupes se rendent compte que la fin est proche. L’ambiance, de plus en plus compliquée en studio, ou l’inspiration qui s’amenuise, font qu’ils savent, au fond d’eux, que cet album sera le dernier. Alors ils font le bilan, essaient de tirer des conclusions, de mesurer le chemin parcouru.

Pour les Beatles, il s’agira de célébrer chacun des 4 membres dans le seul morceau comportant un solo de tous. Vouloir délivrer un message universel. L’amour que l’on reçoit est égal à celui que l’on donne.

Pour Pink Floyd, il s’agira de rappeler les mots écrits par le diamant fou fondateur, parti du groupe depuis longtemps, comme pour dire qu’il avait raison depuis le début. Mais pas seulement : le solo final de High Hopes est la parfaite représentation de ce que j’essaie de formuler par « lâcher prise » depuis le début de l’article. Sur un accompagnement résolument triste, peindre une envolée quand même. Prendre son envol, la boule au ventre.


Continuer, malgré tout

En 1801, Ludwig Van Beethoven commence à écrire des lettres à des amis pour leur faire part de la torture intérieure qu’il subit depuis que son ouïe décline. Il a, à plusieurs reprises, pensé à mettre fin à ses jours.

En 1801, aussi, il compose une de ses oeuvres les plus célèbres. Là, il n’y a pas de mots, c’est moins évident. Mais je vous ai parlé d’une tristesse qui respire. Vous l’entendez ?


Je ne suis pas un grand musicien, mais parfois j’écris. Ces articles sont tout ce que je peux dédier. Je dédie cet article à la mémoire de Richard Wright, mort il y a neuf ans aujourd’hui. Il était pour moi le plus radieux de tous les musiciens. Nous avons vraiment perdu un océan.